Des enfants ou des adolescents sont par nos soins retrouvés loin de leur maison, cet endroit où vivent leurs ascendants. Chacun de ces mineurs nous semble alors sans protection, sans abri ou refuge. Et c’est en filant cette idée que ce jeune est un sujet « sans », sans la protection auquel il a droit, sans l’amour qui le construirait, etc… que nos équipes en viennent à concevoir quelques impatiences réparatrices. Il faudrait au plus tôt réparer les conséquences tenues pour fragilisantes de cette césure entre le jeune et sa famille. La maison perdue ne serait-elle pas son lieu naturel, son nid hospitalier qui lui revient d’évidence et dont il s’est trop précocement séparé ?
Dit dans ces termes le problème est posé de façon très simple, trop simple. Même si cela est désolant, force est de constater que toutes les initiatives qui misent sur un retour rapide du jeune errant au sein de sa famille se soldent par des échecs cuisants.
Comment expliquer ceci ? Comment pouvons-nous comprendre les risques d’échecs que peuvent comporter de telles initiatives, sans doute précipitées, de « réinclusion » du jeune sous le toit familial ? Bref, comment pouvons-nous être instruits par nos désillusions ?
Certes, le fait de vouloir reconduire au plus vite le jeune « chez lui » exprime une vraie empathie pour son désarroi, et témoigne d’une réelle inquiétude pour les risques que comporte pour tout mineur l’errance prolongée, puis la chronicisation de cette errance dans une vie en rue. Seulement, faut-il ici redire que les bons sentiments ne peuvent ni ne pourront jamais remplacer les vertus de l’analyse et de la réflexion avertie pour guider nos actions.
De fait nous sommes tiraillés entre deux tentations : d’une part, celle du retour en famille qui s’impose si vite, et trop vite, avec son évidence, d’autre part, celle d’un refus de toute possibilité de réinsertion du jeune parmi les siens. Il est clair maintenant que la première tentation mène à des initiatives brusques et stériles, pour ne rien dire de la seconde qui est tout bonnement absurde, tant il est clair qu’un jeune est un être en devenir et que nul ne s’autonomise et ne se développe qui n’ait pu se construire dans le déni brutal de ses premières relations.
Effectivement, certaines errances sont comme des déclarations sinon de guerre, du moins d’indifférence que le jeune adresse à sa famille. Cette dernière n’importerait pas davantage pour lui, qu’il ne compterait pour elle. Nous apercevons ici que nous devons inverser nos idées dominantes sur l’errance. Nous avions usage de considérer qu’errer revenait à s’affranchir d’un lieu au risque de se perdre dans un non-lieu. Une nostalgie tenace rongerait alors le cœur du jeune errant qu’il faudrait rassurer, accompagner, aider à rentrer chez lui. Et l’histoire usuelle, ordinaire, reprendrait alors son cours. De fait, cette perspective simple s’inverse. Nous rencontrons plus d’un obstacle au retour. Certains renvoient à ce que des sociologues nommeraient des processus de légitimation du sujet. Je m’explique. Le mineur qui quitte sa maison n’a souvent plus bonne presse. Sa famille même, ou du moins ce qui en reste tant ces jeunes proviennent de foyers chaotiques, redoute son retour. Ainsi, l’enfant errant, vivant d’expédients dans la rue, souvent exposé au contact d’aînés ou d’adultes nocifs, aura gagné dans cet exil drastique, la piètre réputation d’avoir terni la renommée familiale – ce que les familles africaines disent sous la forme suivante « l’enfant de la rue a gâché le nom ». On connaît bien désormais, grâce au travail des équipes du Samusocial Burkina Faso, ce genre de circonstances et d’obstacles, et l’on sait que, sans une préparation psychologique de longue durée aidant la famille à redevenir un lieu d’accueil, les retours qui ne prennent pas la peine de désamorcer, au préalable, la charge que cette réputation funeste fait peser sur l’enfant, se soldent par des échecs cuisants, ce sont là « des remèdes pire que le mal ».
Je voudrais cependant exposer une autre dimension plus structurelle, c’est-à -dire, plus générale à ces errances juvéniles. Je propose de considérer que le jeune n’a en rien quitté un lieu pour aller se perdre dans un non-lieu, mais qu’à l’inverse c’est bien parce que son foyer est devenu un « non-lieu » qu’il ira dans l’ailleurs que représente et lui offre la rue, trouver un abri. Les suites logiques d’un tel chamboulement de nos schémas les plus usuels sont des constructions très simples. Imaginons un temps ce qui peut rendre inhospitalier l’entourage familial du jeune. Nous ne pouvons énumérer qu’une litanie de causes, toujours les mêmes. Citons pêle-mêle l’effet sur le développement du jeune que peuvent prendre, dans certains cas, les remariages précipités, les unions polygames décidées à la hâte, les répudiations camouflées de la mère entraînant le rejet de l’enfant, ainsi que le flot des jalousies que peuvent causer de mauvais traitements infligés à l’enfant du premier lit par la marâtre, etc… Sans doute est-il plus judicieux, plus utile aussi pour notre travail, de prendre en compte ce qui faisait que, bon an mal an, l’enfant reste chez lui. Souvent la peur de la sanction le retient. » Qu’arriverait-il de moi si je fugue », se demande-t-il souvent, dans un mixte de craintes et de culpabilités lancinantes. Mais aussi, quelques présences, des traits de bienveillance, laissent couver en lui le sentiment qu’il a tout de même sa place à la maison. Certes, ces gestes humains, ces attentions tendres et bienveillantes, ces communications apaisées entre lui et l’adulte, ne sont pas, la plupart du temps, dues à l’initiative des parents les plus directs, soit les ascendants. C’est ici un oncle, un grand cousin, un aîné ou un grand parent, qui se manifeste en tant qu’adulte soucieux de bien accueillir l’enfant qui est là en grande demande de soin, d’attention et d’amour. Or nous constatons souvent que c’est suite au décès de cet adulte de secours que l’enfant va partir trouver dans la rue le lien affectif qu’il n’a plus et l’abri qui s’est dérobé au moment de la mort de cet adulte bienveillant.
Certes le deuil ne suit pas les mêmes logiques selon l’âge du jeune. En effet, un enfant voudra plus à retrouver celui ou celle qu’il a perdu quitte à nier la mort, un adolescent sera, lui, à la recherche d’un plus âgé que lui qui a une quelconque ressemblance avec l’adulte perdu. Une ressemblance qui sera moins physique que psychique. C’est alors un style, des idéaux que le défunt a emportés avec lui dans sa mort, que l’adolescent va vouloir opiniâtrement chercher et retrouver chez un aîné.
C’est en restant disponible pour entendre comment le deuil tente de se faire dans la rue que nous situerons correctement l’ampleur du désastre relationnel qu’a connu le jeune au moment où il perdait un de ses rares, sinon de ses seuls, supports affectifs adultes.
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Source : extrait des apports théoriques inclus dans le compte rendu de la mission de formation et de soutien technique à l’équipe du Samusocial Burkina Faso, réalisée du 26 au 30 novembre 2013 par Olivier Douville (Psychanalyste, anthropologue, consultant et formateur au Samusocial International)